 Pierre Boulez Photo: D.R.
 Pierre Boulez 1962 à Darmstadt (avec Mary Bauermeister, Karlheinz Stockhausen, Luis de Pablo, Aldo Clementi, etc.) Photo: Pit Ludwig
 Pierre Boulez et Olivier Messiaen, Photo: D.R.
 Pierre Boulez, skipper à Lucerne, Photo: Tutti Mag.
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Amis lecteurs et lectrices, ne comptez pas sur cet hommage pour qu'il soit un panégyrique (Boulez, je veux dire Pierre, était trop exigeant et vrai, tout sauf tiède ou hypocrite, pour y pousser, voire l'accepter), ni pour qu'il soit une biographie complète et synthétique (les journalistes/musicologues, capables ou non, s'en chargeront à profusion… il y a matière et c'est leur métier, espérons seulement qu'ils resteront neutres et objectifs à son égard dans le temps, après le consensuel immédiat, dignité oblige, car des autorités et des institutions ne l'ont pas été en France et elles se sont bêtement trompées, le poussant à l'exil). Ne comptez pas, non plus, sur un éditorial impersonnel, même si je ne clame pas le connaître bien (il y a eu ses intimes, très rares, sa sœur surtout, pour le personnage privé, et il y a eu sa garde rapprochée et ceux qui lui doivent quelque chose et qui le reconnaissent, peu nombreux)… comptez plutôt sur un édito-hommage personnel, du point de vue du mélomane qui l'a suivi longtemps en France et aussi à l'étranger (les occasions de contact direct n'ont pas été si nombreuses que cela, mais régulières, et elles ont été déterminantes et riches).
Pierre Boulez est le compositeur et l'entrepreneur phare de notre Musique Contemporaine, à tel point que la Musique moderniste (celle des années 1945 à 2009, 64 ans, pas moins) s'identifie à lui (et réciproquement), à ses actions majeures, à ses compositions (chaque pièce, peu ou prou, étant un nouveau défi novateur), à sa personnalité créatrice (ses épigones, rares, ses opposants fertiles en France -comme les électros, concrets ou non de la bande à Schaeffer et autres, comme les spectraux de la bande à Grisey-Murail-Levinas ou les isolés comme par exemple Xenakis ou Dufourt-, ses admirateurs nombreux… et négligeons ses opposants stériles, y compris les médiocres de tout poil) ; car simplement il a incarné toute la Musique Contemporaine qui va de l'avant, il l'a guidée (comme un phare), il l'a poussée, gérée, promue et développée, non qu'il fut le seul sur la petite planète musicale (les autres de sa génération sont déjà morts), mais parce que l'un et l'autre, l'une et l'autre, ont été indissociables sur cette longue période pour les (r)évolutions esthétiques (ou contre), pour les choix technologiques (ou contre), pour les options politiques au sens culturel (ou contre).
L'homme d'abord a été le contraire de ce que beaucoup ont vu de lui ou en lui (ou ont voulu voir de lui ou en lui, notamment en France, son pays de naissance, un pays très particulier au sens de la création musicale, car l'argent vient essentiellement de la puissance publique ou para-publique, et il faut le distribuer).
L'homme était facile d'accès, même pour un mélomane, il était respectueux et à l'écoute de son interlocuteur (pour autant qu'il soit compétent ou sérieux), il était ouvert et flexible, pragmatique et réactif (opportuniste, au sens Anglo-Saxon).
Illustrons notre propos par une anecdote qui n'est pas toute récente et qui, à travers nos premiers échanges, a symbolisé toute notre relation, attentive, respectueuse, indépendante, «at arm's length», raisonnée, «non-béate». Notre première rencontre date de la création Française de "Explosante-fixe" (pour 8 musiciens et électronique), le 5 Octobre 1973 et autour, à Bordeaux (ma région natale) ; je n'en reviens pas de ma jeune intrépidité de l'époque, d'autant que les premières prestations de la machine appelée halaphone, une électronique primitive, pré-historique, avaient été peu concluantes… toujours est-il que même en m'y prenant à 2 fois, j'apprenais seulement à appréhender et à connaître l'animal : la 1ère fois, c'était la stratégie -inconsciente- du fan club (comme on dit aujourd'hui)… réponse, polie, courtoise, rapide, pressée, un rien goguenarde ou distancée, un coup pour rien, le mâitre ne se souciait pas d'être adulé ; le 2ème fois, c'était la stratégie -un peu plus réfléchie, mais carrément inadaptée- de l'élève brillant, mais pas en musique, qui a réussi aux concours (avec le risque de l'arrogance) et qui veut discuter sans connaître un minimum («ne pensez-vous pas que, blabla»)… réponse lapidaire, carrée, pondérée, correcte, mais sans appel, donc fiasco total et dialogue avorté ; à partir des fois suivantes, quelques années plus tard (ayant migré définitivement sur Paris), tout s'est arrangé à ma satisfaction (j'avais un peu appris la musique, je préparais-mûrissais chaque rencontre activement, je prévoyais ses options de réponses tout en évitant l'argutie ou l'argumentaire frontal, je visais à ce que chacun soit compris de l'autre, j'essayais de savoir à quel moment il fallait glisser une saillie décalée tout en restant un brin sérieux pour rebondir, sans toujours y parvenir) et là, que du bonheur (l'impression de mieux comprendre, d'avoir avancé dans l'appropriation d'un sujet, d'une pièce, de voir plus loin avec souplesse et pragmatisme, d'avoir dégagé l'essentiel de l'accessoire), en quelques instants magiques, bref simples et intenses (ici, amis lecteurs et lectrices, ne vous méprenez pas, un compositeur connu ou pas qui s'ouvre à une discussion technique, rationnelle, impromptue, avec un mélomane, à ses commentaires souvent inattendus, voire surprenants, c'est rare… il faut ouverture, intelligence, ego détaché-dépassé, et puis bien d'autres conditions, étrangères au compositeur standard, solitaire, isolé, artisanal, angoissé, surtout après une création ou quand les médias ne sont plus à l'unisson).
L'homme était certes vraiment une personnalité artistique (hyper-sensibilité, pudeur, sur-imagination, perméabilité, curiosité inaltérable, quête de l'inspiration, engagement sociétal par les tripes) mais en plus il avait des capacités d'analyse et de synthèse rarissimes parmi les compositeurs (c'est-à-dire capacités à voir clair dans des situations ou des problèmes le plus souvent complexes et à dégager des solutions pratiques viables et pérennes).
Aurait-il pu être un capitaine d'industrie, un décideur de pouvoir ? Je ne le crois fondamentalement pas (mais je peux me tromper), ses capacités-là ne suffisant pas, avec ou sans charisme, ou alors il aurait fallu qu'il ne fasse pas le choix d'être compositeur et de baigner dans le milieu culturel avec des pairs hyper-sensibles et joliment subjectifs-partiaux, par nature ; il était à l'aise dans les idées et leurs débats, dans l'expertise, dans le jugement objectif, et des décideurs de pouvoirs l'ont vite compris en l'utilisant -oui le terme est approprié, même si le jeu était double- pour mesurer les enjeux, les options, pour lui faire dissiminer les idées, lancer les ballons d'essais, en sachant que la gloire, le pouvoir établi, sans enjeu, n'était pas sa tasse de thé ; d'ailleurs en y réfléchissant bien, les projets pour lesquels il s'est battu -et à juste titre- ont été rognés si leur ampleur était vue comme risquée par ces mêmes décideurs (la petite salle de la Philharmonie II, escamotée de sa totale opérationnalité et de possibilité de répétitions dynamiques, puis la grande salle de la Philharmonie I, retardée ad libitum puis gérée par d'autres, mêmes proches), ou si d'autres poids lourds (financièrement, politiquement) voulaient le contraire (Opéra Bastille), ou si…
Une personnalité dogmatique ? Foutaise. Polémiste ? Pas vraiment (les formules qui tuent qu'il a utilisées étaient justes, réfléchies, elles n'ont pu paraître polémiques qu'en dehors de leur contexte et de leurs fondements sous-jacents, elles n'ont été irascibles, intempérentes que pendant les premières années, à l'époque où personne ne s'interdisait d'avoir le verbe haut et fort (pas même Olivier Messiaen) et où il fallait percer dans un environnement ultra-conservateur, car ensuite, avec le changement de génération et d'autres sociologies, puis avec le grand âge, elles se sont atténuées, voire teintées d'humour (la fameuse «colonne de fumée» portant-définissant la musique spectrale). Professoral-Pédagogique ? Pas vraiment (il l'a d'ailleurs dit lui-même, être professeur implique la répétition, le moule, l'éducation sur la durée qui n'était pas non plus sa tasse de thé), mais plutôt le didactisme (pour les musiciens) et un formidable sens de la vulgarisation limpide sur l'essentiel (ses pré-concerts avant les créations d'autres compositeurs à Londres, les présentations-explications de certaines de ses pièces en vidéo, par exemple, pour les mélomanes) et même le superflu ou l'anecdotique dans la mise en scène (les «rugs» concerts à New York).
L'entrepreneur, ensuite, a été de tous les fronts pour l'avancement et la promotion de la musique moderniste de son temps, où qu'il soit basé dans le monde à un moment précis, et quelle que soit l'esthétique de cette musique, pourvu qu'elle avance, qu'elle regarde vers l'avant ; si l'on reste sur le territoire Français (avant et après son exil), il faut souligner à quel point il a été visionnaire et fondateur et citoyen… et tenace :
- pour la création du Domaine Musical, qu'il a dirigé entre 1954 et 1967 (avec des concerts que les témoins de l'époque considéraient comme passionnants, même si interminables et fauchés)
- pour la création de l'Ircam entre 1969 et 1977, son concept sans équivalent, sa petite salle de concert à l'acoustique parfiate, son organisation pensée (que tous les autres pays nous envient aujourd'hui), tout en ne pantouflant pas à sa direction (c'est assez rare en France, non ?)
- pour la création de la Cité de la Musique (à côté du conservatoire, pour toutes les synergies), avec une salle choisie modulaire (en partie, il n'a pas été totalement écouté) en forme de boîte à chaussure (la seule configuration à la sonorité éprouvée, à l'époque)
- pour la création de l'Ensemble InterContemporain en 1976 (avec la salle associée attendue) constituée de solistes permanents, recrutés jeunes, pour toutes les synergies)
- pour le soutien aux créations des autres (pas seulement de quelques autres, mais des dizaines et des dizaines de jeunes compositeurs qui ont bénéficié de ses orchestres, de son aura, de sa lecture des partitions et de ses conseils)
- pour l'éducation à la Musique dès l'école (seule possibilité pour que la musique savante et d'autres arts culturels ambitieux intègrent l'esprit Français d'un plus grand nombre, au lieu de restreindre l'école Française à la fabrication d'élites cérébrales conformistes par hypersélection et consanguinité, sans ouvrir à d'autres formes d'esprit, ni à la vie pratique -par exemple, par l'éducation à la santé)
Le compositeur, enfin (désolé, je ne parlerai pas du chef d'orchestre, hors sujet, ici, même s'il fut grand, ni de l'essayiste-musicologue, avec ses livres, également pertinents), a été de tous les fronts, de toutes les avant-gardes, tout en évitant (sagement) leurs écueils.
Il a été aux avant-postes de la modernité, dans l'environnement hyper-conservateur de l'après-guerre, avec la bande de Darmstadt pour le sérialisme (aussi appelé sérialisme intégral, initié par l'extraordinaire 2ème sonate pour piano, puis jusqu'au-boutisé par les 1ères "Structures" pour 2 pianos), mais il en a vite dénoncé les limites dues à la rigidité des contraintes et il a vite abandonné le sérialisme dit pointilliste (avant 1953 grosso modo) pour une approche plus souple (avec "Le Marteau sans Maître", 1954), puis pour ce que l'on a appelé le post-sérialisme.
Il a été aux avant-postes de la modernité, dans l'environnement constructiviste du début des 30 glorieuses et en même temps de la relativité scientifique, pour l'aléatoire ou le hasard en musique (avec les 2ème "Structures" pour 2 pianos et la 3ème sonate pour piano), mais en le contrôlant d'emblée (et en laissant cette liberté aux seuls interprètes, loin de toute anarchie).
Il a été aux avant-postes de la modernité, dans l'environnement sociologique du milieu des 30 glorieuses et du «team working», avec la mise en dialogue dynamique des musiciens, mais pas au-delà pour éviter le gadget (avec par exemple "Domaine", 1968).
Il a été aux avant-postes de la modernité, dans l'environnement technologique de la stéréo puis quadriphonie musicale, avec la spatialisation des groupes d'instruments visant une écoute renouvelée et changeante (avec par exemple "Rituel", 1975).
Il a été aux avant-postes de la modernité, dans l'environnement digital de la fin des 30 glorieuses avec l'informatique musicale, tout en ayant compris qu'il fallait éviter le bricolage avec des outils inadaptés, sous-dimensionnés (les flibustiers autour de Schaeffer) ou inaboutis (il a repris sa pièce pour halaphone avec un ordinateur pour la métamorphoser) et il a composé la 1ère pièce pour électronique live ou «en direct» ("Répons", en 1981, avec la machine 4X, qui occupait l'espace de plusieurs armoires Normandes à l'époque… maintenant un simple notebook).
Il ne s'est trompé qu'une seule fois pour un enjeu important… il n'a pas vu l'arrivée, ni l'ampleur, de la vague spectrale, fondée sur le son, le timbre, puis le rythme.
Il faut dire qu'alors la concurrence était frontale : le son, avec l'informatique musicale (puis les sons de synthèse), avec ses composantes granulaires ou bien continues (et sa négation, le silence), avec le timbre revisité et avec les rythmes complexes qui en découlent, était devenu le centre des préoccupations de tous les compositeurs (y compris lui-même mais avec un autre angle d'approche).
Et bon gré, plutôt que mal gré, il a accompagné tous les modernismes, qu'ils s'appellent instruments extra-européens (notamment Africains et Asiatiques), peu Orientaux (les micro-intervalles, tiers ou quarts de tons n'étant pas sa tasse de thé, des pseudos micro-intervalles étant obtenus avec des demi-tons ré-cadrés), polyrythmies, explorations nouvelles du timbre, synthèse informatique du son, jeux sur la résonance, etc.
Au total, sa musique, solaire et poétique, demande le plus souvent un effort d'écoute et d'attention inhabituel, pour pleinement se l'approprier, dialoguer avec elle, et goûter son exceptionnelle splendeur sonore en concert et son unicité incomparable (ici le modernisme reste toujours présent… sa musique, même des premiers temps, ne faiblit pas avec le temps, elle accapare, et si l'on veut bien rentrer dedans, elle emporte tout -et bien sûr l'adhésion des sens).
Et il a utilisé toutes les formations musicales, sauf hélas l'opéra (abandonné), sans se répéter.
Le compositeur, pour moi, est le plus important, car seul il demeure (vite, l'homme sera oublié avec la disparition de ses proches et de ceux qui l'ont connu, vite le chef d'orchestre sera oublié avec de nouvelles approches d'interprétation qui pointent comme le respect des instruments originaux pour la musique entre Bruckner et Bartok, ou avec de nouvelles personnalités, ou avec de nouvelles lectures, ou encore avec de nouvelles techniques d'enregistrement sonores ou vidéo, vite les institutions qu'il a suscitées évolueront au-delà de la simple projection probable et auront leurs propres trajectoires et leurs propres extinctions).
Toutes ses pièces significatives sont analysées ICI (au moins 29, toutes bien enregistrées, plusieurs fois, sauf les 2 livres de "Structures" dont on attend des versions modernes libérées (il le souhaitait) par des pianistes jeunes et inventifs, … sans compter les belles, mais débutantes, "3 Psalmodies" de 1945, retirées du catalogue et écoutées une seule fois, en privé, leur création, une rareté, étant disponible en Extrait-Vidéo)… aucun déchet, aucune pièce anecdotique, aucune redondance dans un catalogue limité, par volonté de ne pas se répéter et par défaut de ses activités de chef d'orchestre et d'entrepreneur).
Il reste une dimension à analyser, et elle est très importante (mais aujourd'hui dans l'inconnu total, à part pour les testamentaires), c'est son «work in progress», appellation qu'il a créée pour se donner la possibilité de modifier, améliorer, compléter, agrandir toutes ses pièces (et il ne s'en est pas privé).
L'inconnu ne concerne pas ses pièces officiellement terminées (Sonate n°2, "Le Marteau sans Maître", "Pli selon Pli", etc.), ni celles qu'il a eu des vélleités d'agrandir ("Répons"), même si le chef d'œuvre apparaît insurpassable tel quel, mais plutôt celles qu'il prévoyait de changer car insatisfaisantes ("Figures Doubles Prismes" pour son début) ou de finir (les quelques mesures manquantes du "Livre pour Quatuor", les parties manquantes du "Livre pour Cordes" ou de la 3ème Sonate pour piano) ou de mettre sur le papier, selon ses dires (la 8ème "Notation" pour orchestre, "Anthèmes III", ou le prolongement de sa "Page d'Ephémeride", par une série de pièces avec ensemble sans chef, etc.)
Rêvons, ou ne rêvons pas (des annonces pour férer des médias assoiffés de neuf ?)…
Dans ce contexte, il ne faut pas minimiser le fait que la dernière fin de sa vie a été terrible, la pire que l'on peut souhaiter à son pire ennemi compositeur, marquée par une quasi perte de l'acuité visuelle (progressivement à partir d'un glaucome majeur en 2010)… Beethoven s'en est sorti avec sa surdité (quitte à nous infliger pas mal de dissonnances que maintenant nous adorons), mais ne plus pouvoir lire, écrire des partitions, là c'est vraiment terrible et démotivant pour un compositeur moderniste qui de surcroît écrivait en pattes de mouches !
Une chose est sûre, c'est que, pour l'inconnu de ces derniers «works in progress», nous saurons bientôt, même si les annonces pourraient se faire au compte goutte !
Cela me donne l'occasion, à moi aussi, de clamer cet édito comme étant un «work in progress».
Jean Huber, 9 Janvier 2016
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