Photo: D.R.

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Il souffrait depuis trop longtemps d'une rare maladie dégénérative du système nerveux central (la sclérose latérale amyotrophique, encore appelée maladie de Charcot en France ou de Lou Gehrig aux USA), peu à peu de plus en plus physiquement diminué jusqu'à être méconnaissable par la paralysie musculaire progressive, il est mort à 73 ans ce 4 Décembre, alors qu'il était en pleine possession de ses moyens intellectuels et de son art compositionnel (il reste au moins 2 pièces très récentes d'envergure, pas encore créées en France).
Tous les médias attendaient la nouvelle et avaient préparé leur nécro standard convenue, et c'est pour se distinguer de leur conformisme superficiel que ce billet est écrit avec un certain recul temporel et, de façon exceptionnelle, dans une démarche nuancée, voire contradictoire.
Tout d'abord, l'homme que l'on a qualifié de Franco-Anglais, de religieusement quasi dévot, de gentil à l'extrême… à tort ou en tout cas de façon parcellaire. En réalité cet homme, après quelques contacts, était juste typiquement British jusqu'au bout des ongles et remarquablement polissé (s'il a dit se positionner au milieu du channel avec un pied en Angleterre et un autre pied en France, c'est avant tout pour être bien élevé, consensuel, ne pas froisser ses interlocuteurs, même si l'IRCAM a constitué souvent sa base avec les outils informatiques disponibles, très séduisants pour lui) et il ne craignait pas de répondre à côté (avec conviction ou apparente objectivité, voire humour) lorsque la question posée lui apparaissait sans intérêt. En réalité, l'homme n'était pas dévot, il était même assez charnel (et sa musique qui le réflète est sensuelle), même si sa foi était sans doute réelle et sincère, en tout cas panthéiste (mélangeant allègrement anglicanisme, catholicisme et Bouddha, voire certaines idées paganistes) dans une démarche de consensus, de curiosité, de rassemblement, hors sectarisme. En réalité, l'homme, enfin, n'était pas gentil jusqu'à l'insignifiance, mais engagé, scotché dans sa démarche créatrice originale (pas une seule de ces compositions ne recèle une part de geste calculé, voire risqué) et d'une intelligence (au sens de la célébralité) rare chez les artistes (il suffit de lire son analyse pénétrante du 1er Stockhausen, parue en 1975, et de se pénétrer du point fort de sa musique, détaillé ci-après, qui requiert une aisance rare dans la programmation informatique).
Au total, un homme agréable et courtois, avenant, raisonnablement passionné et calme, bien (bon) vivant, et un brin idéaliste (mais pas un saint, ni un candide).
Ensuite, sa musique, et si les commentateurs ont insisté sur son intérêt pour la musique électroacoustique, ils n'ont pas ou peu dit que le premier, il a largement utilisé l'ordinateur pour composer (l'informatique musicale) en mettant en avant cet outil pour démultiplier les instruments avec des réussites exemplaires (en concert) : le petit ensemble de "Wagner Dream" sonne et vit comme une grande formation, le quatuor à cordes n°4 prend une dimension orchestrale inouïe, l'orchestre (bois par 3) de "Speakings" se met à briller de 1000 feux chaque pupitre étant expansé, et "Advaya" (pour seulement violoncelle et clavier numérique) atteint des polyphonies insoupçonnées ; bien sûr, auparavant Pierre Boulez, puis Philippe Manoury, avaient su utiliser intelligemment l'informatique (avec les moyens préhistoriques de 1981-1985), mais dans leurs cas, l'informatique était un dériveur des sons instrumentaux pour leur procurer des palettes sonores nouvelles ou pour créer des effets sonores et spatiaux nouveaux (et ne parlons pas des nombreux compositeurs qui ne vont pas plus loin que le nappage sonore, telle une sauce qui peut, mais pas toujours, se révéler indigeste) ; il faut dire que son intérêt pour l'électronique est apparu assez tôt (43 ans) avec la pièce pour bande (cloches, enfant, et tutti quanti) de 1980 intitulée "Mortuos Plango, Vivos Voco" (il faut d'ailleurs souligner la valeur de cette courte pièce spectrale, lumineuse et mélodique car elle est la première, à notre connaissance, pour la musique savante purement électroacoustique, à faire l'objet d'une ré-création par d'autres que le compositeur, instituant alors un début de style interprétatif pour les pièces électroacoustiques lesquelles jusqu'alors étaient toutes figées ou fixes, donc sans interprétation possible… et qui subissaient alors terriblement l'usure du temps et de la technologie… de telles re-créations seraient plus que bienvenues pour les vieilles pièces électroacoustiques sur bande des années 1960 à 1980, comme celle de Pierre Henry, par exemple).
Une deuxième dimension de sa musique est consubstantielle de son expertise informatique, c'est la transmutation spectrale, c'est-à-dire, un peu comme pour l'or, sa capacité à sublimer le spectre dans des fulgurances étalées temporellement et spatialement (à l'instar d'un feu d'artifice, pour rester dans le vocabulaire hyperbolique), avec force micro-intervalles et riches harmoniques ; en ce sens, son esthétique est post-spectrale (avec intégration de l'héritage post-sériel), mais curieusement ce post-spectral-là est bien proche de la démarche originelle des fondateurs-initiateurs (Grisey-Murail-Levinas) qui voulaient partir du son-spectre électronique mais n'en avaient alors pas les moyens informatiques (dans les années 1970).
Une troisième dimension de sa musique (forte de plus de 150 pièces au catalogue) est sa sensualité et le plaisir auditif recherché-revendiqué, mais ce plaisir n'est pas dans la facilité (bien des formations très connues se sont plantées lors de créations par manque de préparation) et il s'accompagne d'une histoire qui se raconte (avec connivence), souvent de façon linéaire, mais pas simpliste, et avec un belle tendance euphorisante.
Au total, un compositeur à la personnalité et à la musique attachantes et lumineuses qui, souhaitons-le avec cet hommage sincère, continuera à être joué (et de mieux en mieux interprété) en concert (et dans cette attente, les mélomanes curieux et/ou insatiables peuvent explorer son œuvre sur la plate-forme YouTube, particulièrement bien fournie, mais intrusive depuis son acquisition par le géant Google, en tapant dans leur navigateur, de préférence, en 2022, Opéra ou Brave, les mots 'jonathan harvey composer', puis en sélectionnant l'onglet Vidéos).
Jean Huber, le 28 Décembre 2012.
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