Photo: D.R. |
Commençons par saluer son accessibilité aux mélomanes : il a toujours été facile, même sans carte de visite, de l'aborder au concert pour échanger quelques mots sur la pièce de lui qui venait d'être jouée, même quand sa notoriété est devenue adulation (il était le plus souvent bien visible dans un siège près d'une allée, et pas comme beaucoup d'autres compositeurs en plein milieu d'une rangée, ce qui fait qu'il leur faut bien 2 minutes avant d'accéder à l'estrade pour embrasser les interprètes, puis saluer) ; affable et courtois certes, et précis dans ses réponses, ce qui n'empêchait pas leur caractère allusif (des sortes de silences en pointillés dans les réponses… lesquels paraissaient entendus comme de l'évidence) et qu'ils ne fallaient pas chercher à clarifier (sous peine de le voir regarder ailleurs).
Ensuite, saisissons certaines parcelles de sa personnalité (assez cryptée, il le fallait sans doute pour durer à Radio France dans un poste qui tenait des cordons de la bourse, les mannes de subsides pour d'autres compositeurs) certainement volontaire, affirmée, pointilleuse, parfois emportée, sous des dehors amènes et détachés… donc croquons un brin le personnage par une anecdote vécue et un micro non-évènement imaginé ; l'anecdote qui le caractérise est que c'est le seul compositeur rencontré qui, à la même question posée à des mois, voire des années de distance, a eu la même réponse, non seulement dans son contenu, mais aussi dans l'ordre de l'argumentation, dans le choix des mots, dans ces fameux pointillés (ou non dits), sans enrichissement, sans appauvrissement, sans dérive dans la réponse, ce qui est pourtant la règle chez les artistes qui sont souvent irrationnels (et même chez les rationnels comme Boulez pour qui le contenu d'une réponse ne s'inscrit que dans un contexte), ce qui illustre sa préparation et son professionalisme issu de son expérience vécue à Radio France, hors métier de la composition ; le non-évènement, c'est la question évidemment jamais posée en public (elle est absurde et stupide) sur son vécu de sa flatteuse aura, pour certains illuminés, de «plus grand compositeur vivant Français» (voire mondial)… et là on peut imaginer sa réaction par un sourire distant, amusé, la bouche cousue, un peu rétractée et légèrement de biais (caractéristique).
Cette notoriété, il la doit au caractère classique de sa musique, et là il faut bien préciser le mot «classique» qui ne veut pas dire à la postérité assurée (de «compositeur classique», disons de Bach à Brahms), mais plutôt à la perception, pour un mélomane du répertoire (assidu des grandes salles type Pleyel ou Champs Elysées à Paris, et pas des circuits spécialisés de musique contemporaine), de l'évidence de sa musique à la fois moderne (mais pas trop) et proche (respectueuse des aînés et écrite avec des clés intelligibles), de son équilibre (pas de grandiloquence, pas d'effets inattendus, ni extrêmes, pas de discontinuité dans le style) et de son sérieux (pas d'excentricité instrumentale, sonore, etc., pas d'ordinateur, pas de tabula rasa), bref du solide ; donc, un succès public établi, franc et allant grandissant, malgré un catalogue des plus restreints.
Un total de 19 pièces savantes pour un total de quelques 3h30 de musique (hormis les pièces alimentaires, de circonstances et les transcriptions), c'est tout et c'est incontestablement peu, vraiment peu (encore plus «peu» si l'on exclut les 3 premières pièces chronologiquement pour lesquelles il est davantage un épigone -brillant- de ses prédécesseurs, ou la dernière qui n'en déplaisent à ses inconditionnels reflète son grand âge) et dénote bien que le compositeur a été d'abord un créateur à temps partiel, c'est à dire en sus de ses activités professionnelles à temps plein (à la maison ronde de Radio France qui le lui rend bien). En voici la liste exhaustive (antichronologique) : 2009 | "Le Temps l'Horloge", 5 épisodes pour soprano et orchestre, 18 minutes | 2002 | "Correspondances", pour soprano et orchestre, 22 minutes | 2001 | "Sur le même Accord", nocturne pour violon et orchestre, 10 minutes | 1997 | "The Shadows of Time", 5 épisodes pour orchestre (avec 3 voix d'enfants), 22 minutes | 1990 | "Les Citations", diptyque pour hautbois, clavecin, contrebasse et percussion, 15 minutes | 1989 | "Mystère de l'Instant", pour orchestre à cordes, cymbalum et percussion, 15 minutes | 1988 | "Trois Préludes", pour piano, 12 minutes | 1985 | "L'arbre de Songes", concerto pour violon et orchestre, 25 minutes | 1977 | "Ainsi la Nuit", pour quatuor à cordes, 18 minutes, "Timbres, Espace, Mouvement" (ou La Nuit Étoilée), 20 minutes | 1976 | "Quatre Figures de Résonances", pour 2 pianos, 9 minutes, "Trois Strophes sur le Nom de Sacher", pour violoncelle solo, 9 minutes | 1970 | "Tout un Monde Lointain", concerto pour violoncelle et orchestre, 27 minutes | 1964 | "Métaboles", pour orchestre, 16 minutes | 1963 | "San Francisco Night", pour voix et piano, 5 minutes | 1959 | Symphonie n°2 "Le Double", pour grand orchestre et orchestre de chambre, 30 minutes | 1954 | "Deux sonnets de Jean Cassou", pour baryton et orchestre, 5 minutes | 1951 | Symphonie n°1 pour grand orchestre, 31 minutes | 1950 | Sonate pour piano, 22 minutes.
Il est d'ailleurs, là aussi, évident que ce catalogue restreint est le reflet d'une pensée et d'une esthétique remarquablement homogènes, tout du moins à partir des "Métaboles" :
- sa musique est essentiellement orchestrale en tutti ou en groupes de pupitres (symphonies, pseudo-symphonies, concertos, pseudo-concertos) et quand la voix est insérée, c'est encore pour la fondre comme un instrument d'un ensemble
- sa musique est fluide, sans à-coups, sans dissonances qui cabrent, comme tissée (même quand la voix de femmes ou d'enfants vient se fondre dans le tissage) et les motifs se succèdent, s'intriquent éventuellement, sans perdre de leur séduction voulue, en toute connivence avec l'auditeur
- sa musique est beaucoup tonale à l'oreille (même si l'atonalisme est omniprésent, il sait se faire digérable) et surtout elle est marquée par la polarité (une sorte de technique de pivots souples, donnant à l'auditeur cette curieuse sensation de structure voulue et d'échappement incertain)
- sa musique est allusive (par subtilité), elle ne dit pas tout, elle ne se répète pas, elle ne dissèque pas, elle n'est pas systématique
- sa musique est d'essence onirique, à la fois chaude et nocturne (les titres souvent s'accordent en conséquence avec des mots ou idées comme la nuit, l'ombre, le rêve, les missives, l'ambivalance, la fuite)
- sa musique semble continuer celle de ses aînés surtout Français (depuis Debussy) sans interruption (s'ils n'étaient pas morts, évidemment), tout en étant elle-même, c'est-à-dire reconnaissable parmi d'autres (plutôt en relatif, en creux, c'est-à-dire sans les couleurs et les impressions de Debussy, sans les scansions de Stravinsky ou de Bartok, sans la systématisation des micro-intervalles ou des séries ou des résonances, etc.), mais sans conservatisme ni divorce ou opposition d'avec l'avant garde (qu'elle soit sérielle ou spectrale)
Une évidence relative sans particularisme, c'est bien là que se situe la force singulière de cette musique, dans notre temps marqué par le positionnement, voire par la provocation pour percer, pour durer… et c'est aussi peut-être sa faiblesse dans le temps qui passe, dans l'érosion de nos perceptions, dans l'absence de «tubes» mémorisables identifiables à lui et à nul autre.
Donc pour ce classique de notre temps, temporel au premier degré (synthèse contemporaine de l'avant et (moins) du pendant, consensuel par volonté et par hasard), l'intemporel reste à déterminer, à définir, à imprégner collectivement… mais nous laisserons cette grande et incontournable question de postérité aux générations futures et, s'ils le souhaitent, à certains de ses zélateurs pressés ou téméraires d'aujourd'hui.
En gardant en mémoire un homme avenant, généreux pour ses collègues dans le besoin financier, habité par la musique, la sienne, celle des autres, donc bien sûr la nôtre !
Jean Huber, 4 Juin 2013
Addendum : pour les mélomanes férus d'enregistrements, DG a ressorti en Avril 2014, l'intégrale des enregistrements sous ce label dans un coffret de 6 CD, qui a obtenu un Diapason d'Or avec référence DG5345672.
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